La Beauté Insensée:

En deux ans, de 1919 à 1921, le docteur Hans Prinzhorn, qui dirigeait alors le service psychiatrique de la clinique de l'Université de Heidelberg, a recueilli dessins, manuscrits, peintures, objets créés par les patients dans l'hôpital ainsi que dans d'autres institutions, entre 1890 et 1920.

La valeur intrinsèque de ces oeuvres fut reconnue avec enthousiasme par les avant-gardistes de l'époque.
Max Ernst, Paul Klee, Alfred Kubin, ... furent émerveillés. Ils ont tenu à saluer comme leurs pairs, ces créateurs anonymes reclus derrière les murs des asiles.

Une exposition, qui reprend environ 300 oeuvres parmis les 6000 que comporte la collection se tient du 14 octobre au 28 janvier au Palais des Beaux-Arts de Charleroi (fermé du 18 décembre 95 au 8 janvier 96).

Nous avons parcouru cette exposition en compagnie de Jean Florence, psychanalyste.

Voici son interview, in extenso, par Xavier Ess:


Xavier Ess: La façon de considérer la folie a changé au cours du temps, on peut faire un petit round-up ?

Jean Florence: L'attitude, en occident vis à vis de la folie, a connu de grandes métamorphoses que Michel Foucault a bien décrites.

Le moyen-âge est dominé par une compréhension religieuse de la folie: si on est fou c'est une punition divine et il n'y a que le prêtre qui est habilité à libérer quelqu'un de la possession par le démon, et le traitement de la folie relève de l'exorcisme ou de pèlerinages ou de rituels religieux . Tout tourne autour de la foi.
Il y a pour certains types de troubles des tas de modes de guérison, des guérisseurs, sorciers, etc.. mais tout cela est très éclaté, très empirique. Mais la conception globale de la folie et de la possession par le démon ou par un des 800 suppôts de Satan que l'exorciste est habilité et formé à reconnaître.

A l' époque classique, au XVIIIe siècle, il y a un grand retournement, la centralisation des états, notamment en France, avec Louis XIV, crée la nécessité de ne plus laisser au hasard, le vagabondage, la pauvreté, la misère, le chômage.
Il y a donc un remaniement complet de l'ordre social sous l'autorité, notamment, de Colbert; on ouvre des hôpitaux généraux dans toute France ou on contraint de vivre ensemble aussi bien des insensés, des délirants, que des pères dissipateurs de fortune, des fils prodigues, des prostituées, des blasphémateurs... toute une série de gens qui créent du désordre ,ou des chômeurs. Ils sont tous regroupés, il y a du travail obligatoire et très bon marché qui permet d'équilibrer, parfois des problèmes économiques.
Ce modèle va être imité en Angleterre et en Allemagne, par exemple.

XS: A ce moment, il n'y a toujours pas de traitement ?

JF: Non,les fous sont mêlés aux autres dans ce qu'on appelle la forme de la déraison, et le traitement, c'est l'internement, le fait de ne plus être en contact avec la population valide, qui, elle, est performante, qui travaille et vit la sexualité dans le mariage.
Donc, tout ce qui fait scandale par rapport à la "raison", qu'elle soit économique, familiale, politique ou religieuse, est enfermé.

Et cela dure un siècle et demi, jusqu'à la révolution française, où les autorités révolutionnaires délèguent des médecins dans les hôpitaux généraux où ils constatent que les insensés y étaient traités comme des bêtes.
Il y avait une sorte de sélection interne: les fous faisaient peur aux autres, étaient mis à l'écart et vivaient sur de la paille, dans leurs excréments, parfois enchaînés.
Le fameux docteur-citoyen Pinel, qui a constaté cela, a eu l'idée de leur réserver un traitement plus humain et donc de créer des institutions spéciales pour les insensés, les aliénés, qui seraient distinctes de celles des criminels et des marginaux et délinquants.

La division entre l'asile et la prison s'est faite au XIXe s. On a confié le soin des aliénés à des aliénistes qui étaient des médecins chargés de l'hygiène et de l'ordre mais avec la compétence du médecin, qui devaient notamment enrayer toutes les maladies contagieuses.
On avait peur que la folie soit aussi contagieuse et qu'elle se répande dans les populations. Donc le médecin était une sorte de barrière entre la folie et la cité.

Il y eu donc cette réclusion asilaire, mais, désormais avec un motif humaniste.
La folie prenait une place ambiguë, intolérable socialement, mais traitée humainement, de manière plutôt paternaliste selon une discipline proche des casernes et des grands internats.

Mais le fait qu'on concentre toutes les formes d'aliénation dans une même institution, a développé un regard systématique sur les fous qui sont devenus objets d'un classement, d'une connaissance, d'une investigation de plus en plus grande par le personnel de gardiennage, puis par les infirmiers, puis par les médecins qui d'aliénistes se sont progressivement rebaptisés "psychiatres".

A la fin du XIX e, on assiste à un énorme développement de la connaissance liée à ces observations systématiques. Comme en botanique, on a classé les espèces,établit des rapports, et c'est ainsi qu'on a médicalisé la folie. Des médecins devant d'abord s'en occuper d'un point de vue somatique, corporel, la logique médicale s'est appliquée à la folie qui est devenue maladie mentale.
L'idée que ce soit une maladie de l'esprit, sans doute liée à une causalité organique est venue dans cette mouvance où on a confié à des médecins la charge des aliénés.

La psychiatrie allemande a eu grande influence au début du XXe siècle, qui est le contexte dans lequel Prinzhorn a travaillé et aussi des gens qui entraient en contact avec Freud, à Vienne.

Cette rencontre de la psychanalyse issue de Freud, à Vienne, avec la psychiatrie suisse allemande, a donné ce moment très fécond du renouvellement du regard sur la folie.
Le fou ne faisait plus peur et on essayait de comprendre son univers, expliquer la relation entre le normal et pathologique, en montrant qu'il y a chez l'homme normal des phénomènes qui ne sont pas loin de la folie, comme le rêve, le cauchemar, certains troubles psychosomatiques, certaines angoisses.

La psychanalyse a fait sauter la barrière entre folie et normalité et les jeunes psychiatres se sont mis à écouter et faire attention à ce que disaient et peignaient les malades mentaux et cela a amené ce grand mouvement d'intérêt sur le processus même qui fait qu'on devient fou et les parentés entre le fou, l'enfant, les primitifs dans leurs modes d'expressions...

Nous sommes les héritiers des vieilles peurs ancestrales du moyen-âge et de l'antiquité où la folie fait peur, mais nous avons en même temps la curiosité, évidemment à l'abri du discours médical, d'observer et approcher la folie...

Désormais, dans toute une série de nouveaux courants psychothérapeutiques, on écoute les malades mentaux et on leur propose de parler, ce qui est le mouvement le plus récent.

XS: Prinzhorn est donc le premier à considérer les productions des malades mentaux sous un oeil d'artiste ?

JF: Lui même était artiste, il était chanteur, baryton, puis pendant la guerre, l'idée lui est venue d'aider son prochain, en pratiquant la médecine puis la psychiatrie.
Mais il y avait déjà en France, à la fin du XIXe siècle, des gens qui s'intéressaient aux productions artistiques des malades mentaux et qui cherchaient à établir une relation entre le type de dessin ou de structuration des figures faites par ces malades, et la maladie.
Comme si le dessin servait d'appui pour affiner un diagnostic, la production des malades venant épaissir le dossier et améliorer la connaissance de la maladie.

Prinzhorn est très intéressé par les travaux de Jung, notamment sur les tests des associations verbales, la manière dont on peut détecter dans le langage et dans l'expression, les signes de la schizophrénie et de la démence précoce. Naturellement il en arrive aux expressions dessinées pour ceux qui parlent difficilement. Cette exploitation du graphisme sera faite à cette époque, par Rorschach dans son test où il s'agira d'interpréter des tâches d'encre et c'est donc dans ce contexte que Prinzhorn est chargé de rassembler le plus possible de documents dans les hôpitaux psychiatriques voisins, où l'on demande aux chefs de service d'envoyer, avec le dossier des patients, leur productions plastiques.

Il arrive après quelques années à une compilation de 4 ou 5000 dessins qu'il s'agit évidemment de classer, puis il produit un ouvrage sur les productions plastiques des insensés.

Très vite ce livre est connu en Europe et crée un nouveau regard et une nouvelle manière de se rapporter à cette réalité et de rentrer dans ce monde de la folie tel qu'il est vécu de l'intérieur, encore qu'il ne faille pas s'illusionner, beaucoup de ces dessins restent opaques et demeurent impossibles à interpréter.

XS: On se rend donc compte qu'un malade mental peut être un artiste, cela pose un nouveau statut ?

JF: C'est ça la grande rupture: voyant ces différentes production, il devenait difficile de dire s'il s'agissait de la production d'un malade ou simplement d'un artiste.
Et quand on parcourt l'exposition, on voit très bien qu'on pourrait aligner à côté d'un Paul Klee, d'un Kandinsky, d'un Kubin, d'un Miro ou Picasso, certaines oeuvres que nous y voyons.

Ce qui est intéressant, c'est de constater que, outre l'intérêt des psy s, là où l'écho a été le plus fort, c'est chez les artistes et notamment des mouvements de rénovation radicale de la conception de l'art au XXe.
Dans tous les mouvements, que ce soit l'expressionisme, le surréalisme, le Blaue Reiter à Munich, on a pris au sérieux la folie comme si la folie en chacun devenait la vraie source de créativité.
D'où l'éclatement des formes académiques et les scandales dans différentes expositions en Europe, où on refusait certains tableaux de Klee, Kandinsky, Picasso, Braque ou les Fauvistes, les responsables d'exposition se demandant si c'étaient des vrais fous ou des cyniques qui s'amusaient à faire scandale.
Il a fallut du temps pour que notre société digère ce retour aux sources de l'art.

XS: Finalement, l'origine de la création artistique, on l'ignore toujours ?

JF: Ce que les psychologues peuvent dire, c'est qu'on commence tous par être des enfants et que les enfants ont un grand besoin d'expression, ce que Prinzhorn appelle une "pulsion d'expression", qui très vite au contact des formes de langages et de symbolisme sociaux se transforment en besoin d'expression dans des formes; et la manière dont l'enfant crée des formes, est d'abord le gribouillage, puis il se prend à faire des répétitions parce qu'il trouve cela ornemental ou joli, puis il reproduit en empruntant à gauche et à droite des figurations, des symbolismes, et on voit chez des enfants des productions dignes de art abstrait.

Chez les malades mentaux, c'est la même chose. Il y a chez eux une expression qui dépasse l'opposition santé-maladie.
C'est un besoin d'expression et de jeu assez gratuit, de produire des formes.

L'intérêt que je trouve dans le livre de Prinzhorn, c'est de montrer que transversalement à l'opposition malade-pas malade, il y a une curiosité fondamentale pour les sources de la créativité humaine et, de même, les grands mouvements de rénovation de l'art contemporain ont repositivé les arts des soi-disant primitifs, nègres et sauvages comme on disait.
On voit qu'il y a là une incroyable possibilité d'abstraction, qu'on retrouve dans l'art abstrait.
Ca a complètement bouleversé les jugements de valeur et esthétiques, et on a repositivé le désordre et la spontanéité, comme les surréalistes positivaient l'association libre des idées pour retrouver les sources vraies de l'écriture.

Il y a donc toute une interrelation entre l'intérêt des artistes pour les malades mentaux, la relation entre des psychiatres et des artistes, des psychanalystes et des créateurs, Lacan avec les surréalistes, par exemple. Freud a connu Prinzhorn, il a suivi des séminaires, ils ont travaillé ensemble.
C'est tout un monde en pleine efflorescence ces années 20-30.

XS: L'artiste est en principe quelqu'un qui maîtrise son art; le malade mental maîtrise t'il son art également ?

JF: C'est la question que posait aussi Morgenthaler. Il a remarqué qu'au départ, il y avait un désordre complet dans l'expression et qu'à mesure que le malade trouvait dans le dessin la possibilité d'appaiser son angoisse, il découvrait spontanément ce que découvre quelqu'un qui se mettrait à dessiner sans suivre aucune école, à savoir une progressive découverte de règles, de symétrie, de symbolisme ...

Les artistes disposent d'une tradition derrière eux, on est pas artiste à partir de rien, on vient d'une école, on en crée une autre; il y a toute l'histoire de l'art derrière l'artiste et il y a une discipline et une exigence très hautes,qui demandent un gros travail; tandis qu'en "art brut" c'est à dire l'art des gens qui ne se prennent pas pour des artistes, il y a découverte progressive de son propre jeu de contraintes.
Or le schizophrène ne se les crée pas, ces contraintes, il les subit, il les traduit dans ses dessins, alors que le grand art est de s'imposer des contraintes et de jouer dans ce jeu de contraintes.



 
XS: Dans l'exposition, on voit beaucoup de textes, souvent mélangés aux dessins...

JF: Beaucoup d'aliénés passent le temps comme ils peuvent. Une petite proportion dessine et peint mais beaucoup écrivent, des choses très répétitives.
Certains écrivent leurs mémoires ou essaient de décrire leur état intérieur, souvent encouragés par les psychiatres, qui ont découvert qu'il y a là, une espèce d'auto- traitement presque spontané.

On peut décrypter dans certaines de ces toiles, des textes qui sont souvent le texte d'un délire ou une sorte d'autobiographie fantastique que le sujet se raconte de manière réitérée avec beaucoup de régularité et de redites. Il est intéressant de voir le texte de la souffrance intérieure que traduit le patient dans ces textes.

XS: Un autre thème fréquent est celui des machines...

JF: Le thème de la machine est fréquent dans certaines phases de réorganisation du délire puisque la machine serait une manière de se rassurer, étant quelque chose qu'on peut maîtriser et dont on connait les lois, alors que ce n'est pas le cas de la vie et de la vie psychique, en particulier.
Le sujet s'identifie à une machine pour retrouver une sorte de sécurité alors que vie elle-même l'angoisse.
C'est un thème que l'on peut suivre chez quelqu'un: à quelle machine il s'identifie et comment évolue son moi, se reconstruit, peut-être, sur l'appui de la figuration de cette machine.

XS: Là aussi, pas mal d'artistes contemporains ont exploité ce thème...

JF: Oui, Fernand Léger et beaucoup d'autres, mais l'artiste le fait volontairement comme un regard critique sur la société, sur la mécanisation de la vie, comme en philosophie, chez Bergson, où c'était la critique de l'intelligence qui détruit l'intuition, de l'intelligence scientifique et technique qui dévore progressivement le vivant, le vital.

XS: Quelle est l'oeuvre qui vous a le plus touché ?

JF: Peut-être ce dessin où on voit quelqu'un qui manipule une machine qui diffracte des rayons qui enveloppent complètement l'autre.
Je pense que c'est tellement expressif de l'angoisse d'influence qu'il y a dans la schizophrénie et dans le monde psychotique, cette terreur que la pensée soit volée ou commandée par l'autre, donc le sentiment d'aliénation.
Je n'ai jamais vu une figure aussi saisissante.

Tout le reste également est soit émouvant, soit étonnant, soit inquiétant. On pourrait s'arrêter à chaque image.

XS: Est-ce que l'artiste doit avoir une fonction sociale aujourd'hui ?

JF: Il y a des sociétés qui ont attribué un rôle à l'artiste.
Les sociétés marxistes contrôlaient très bien ce que l'artiste devait faire. Il y avait une sorte de programmation idéologique de l'artiste.
Dans les sociétés dites démocratiques, cette idéologie est plus diffuse et moins évidente, mais sûrement, cette pression s'exerce par le biais de l'idéalisation de certains artistes, de la magnificat ion de certaines oeuvres et de la mise au rancart et de l'ignorance qu'on porte sur d'autres.
On voit ce qu'un état subsidie comme théâtre et ce qu'il laisse de côté. Au nom de quoi certaines pièces sont jouées et d'autres pas, certaines troupes sont encouragées et d'autres pas.
La dimension socio-politique est toujours présente.

L'art a toujours été très important pour toutes les sociétés. Et dans les sociétés traditionnelles, les artistes sont les traducteurs des valeurs transcendantes. Ils rendent concrètes les figures des dieux ou du pouvoir.
Les artistes ne sont donc pas laissés au hasard. Eux-même peuvent se dire qu'ils sont dans la spontanéité, la créativité, la liberté, mais on voit bien que c'est l'opinion qui les accueille ou les ignore. Il y a des effets de censure, toujours indirects et très diffus.
On voit le destin de certaines oeuvres complètement ignorées du vivant de l'artiste et qui deviennent seulement acceptables après une longue digestion à la génération suivante. On voit ce que valent aujourd'hui les tableaux de Picasso, Van Gogh, Cézanne,...

XS: Aujourd'hui qu'on a tout fait en art contemporain, peut-on encore faire scandaleux ou hors norme dans le champ culturel ?

JF: L'homme est une bête tellement curieuse qu'on sera toujours scandalisé par quelque chose, c'est pas programmable. J'ai confiance qu'on trouvera toujours dans des voies qu'on ne peut pas prévoir.
Le fait que l'art soit scandaleux fait partie d'une propriété de l'art: comme il s'agit de créer des formes, on doit en détruire d'anciennes. Il y a donc toujours un aspect destructeur, mais qui est la condition d'un renouveau, d'une renaissance. Dès qu'on détruit des formes en place, donc un langage codé qui rassure tout le monde, on fait scandale.
Que ce soit avec le sexe, la violence, la chair montrée à nu, ou les machines transformées en homme , il s'agit toujours de rompre des représentations et de les agresser très fort.

Certains artistes le font de manière plus agressive ou plus violente que d'autres, mais l'essence de l'art est très proche de la liberté dans son essence elle-même . C'est qu'on ne se contente jamais de ce qu'on est ni de ce qu'on a et qu'on va toujours chercher autre part.
On a été chercher en Orient, en Afrique, notre culture brasse tout ce qu'elle peut, parce qu'elle ne peut pas s'accommoder de formes qui aussitôt admises deviennent inintéressantes.

XS: Donc, la culture incorrecte a toujours de beaux jours devant elle ?

JF: C'est la culture même, cela. L'invention culturelle, c'est cela.