Hamadi :

Une partie importante de l'héritage culturel de l'humanité a été véhiculé jusqu'à nous grâce à la tradition orale. Cette tradition est riche de chants et contes populaires, qui seraient en voie de disparition si des gens comme Hamadi ne s'en faisaient pas les archéologues en même temps que les interprètes contemporains. Hamadi, quant à lui, est d'origine berbère, bien que vivant à Bruxelles depuis son enfance.

Après avoir vu son spectacle, nous l'avons rencontré: il nous a réinterprété un extrait de "la Fiancée du Soleil" (désopilant) et un chant de femme berbère.


Interview

par Alexandre Vanautgaerden

Les contes:

Question: Comment as-tu commencé à découvrir ces contes ?

Hamadi: Il y a des raisons objectives et des raisons subjectives que je ne connais probablement pas moi-même.La raison objective c'est que je faisais un mémoire de fin d'études en traduction-interprétation et que j'ai choisi les contes berbères comme sujet. Je me suis mis à les récolter, les enregistrer et les traduire vers l'espagnol puisque que ce mémoire était en espagnol. Je me suis retrouvé devant une masse énorme de contes, proverbes, devinettes, épopées et chants traditionnels de femmes, puis je n'ai plus jamais fait de traduction, je me suis mis à raconter.

Q: Tu voulais être comédien ?

Hamadi: Pas du tout. A découvrir ce matériau de littérature orale, je me suis demandé "qu'est ce que j'en fais ?". J'ai essayé l'édition, avec publication de certains de ces contes, puis comme il fallait arriver à raconter, à partager avec les gens, j'en suis venu à la scène.

Q: C'est des histoires que tu avais entendues ici à Bruxelles ?

Hamadi: Non et c'est pour ça que je dis que probablement, il y a des raisons subjectives liées à enfance. J'ai été élevé, pendant les années principales de mon enfance, par ma grand-mère, et c'était époque où tous les soirs il y avait des veillées et j'ai été baigné là-dedans, donc, les raisons subjectives sont peut-être celles-là. Puis, à 21 ans, c'est remonté à la surface.

Q: Tu as l'impression de faire un travail d'archéologue ?

Hamadi: Probablement, un petit peu, parce que, au Nord du Maroc, dans la tribu où j'ai enregistré, qui est la tribu dont suis originaire, il y a très peu de traces écrites de ça. Et puis, c'est Ambathe Bâ qui dit ça: "à chaque fois qu'un vieillard disparaît, c'est une bibliothèque qui brûle" pour la littérature orale. Le travail que j'ai fait permet de sauvegarder des pans de cette littérature orale, cette mémoire collective. Mais c'est pas vraiment ce qui m'intéresse le plus. Ce qui m'intéresse, c'est de faire de ça quelque chose de très contemporain, de très immédiat. Qu'est ce qui fait qu'une histoire berbère, racontée depuis des siècles peut toucher, aujourd'hui, des enfants, des adultes d'ici, en 1995 ? C'est ça ma préoccupation: faire de cela oeuvre artistique, au sens où j'ai un matériau de départ que je travaille. Il y a une très grande fidélité à l'ossature de l'histoire, mais c'est moi qui mets la chair autour. Les conteurs parlent du conte comme d'un homme: il y a le squelette et la chair autour. Et pour que le conte continue à se perpétuer, il ne faut pas toucher au squelette. Mais quant à ce qui est de l'ordre de la chair, c'est de la responsabilité de chaque conteur et de chaque conteuse d'au contraire l'alimenter. Sinon, on n'a que des résumés d'histoires. Ce qui fait ce moment extraordinaire de rencontre avec un conteur, c'est qu'on a en face de soi un homme ou une femme en chair et en os et qu'elle est en train de nous dire à travers une mémoire, ce qu'elle est.

Q: Chaque conteur apporte une génération supplémentaire au conte ?

Hamadi: Quand on parle de tradition, on en a une image stéréotypée, quelque chose comme un moule ou une bulle que l'on se transmet de l'un à l'autre, et qu'on ne peut pas changer. On est un peu écrasé par ça. Ce n'est pas comme ça que je vois les choses. J'ai une mémoire et je transforme le conte avec ce que je suis aujourd'hui: ma vie, mes amours, mes échecs, mes forces, mes grandeurs et puis mes parts d'ombre. C'est ça qu'il m'intéresse de partager avec les gens.

Q: Et accepter de perdre des parties d'histoires ?

Hamadi: Exactement. C'est deux facettes du travail de conteur: une part de fidélité à ce qui a été avant moi et une part de trahison nécessaire pour que moi je puisse exister à l'intérieur de ça. Sinon, reproduire exactement de la même manière ce que moi j'ai vécu avec ma grand-mère, au moment où ça s'est passé, ce serait un travail stéréotypé, d'archivage simple. Mais moi, je serais où, là-dedans ?


Les chants:

(extrait [.au,180k])

Hamadi: Le chant qu'on vient d'entendre est un chant d'amour et d'exil. Il fait partie d'un certain nombre de chants traditionnels de femmes, que j'ai parfois recueilli par fragments. Quand des fragments manquaient, je les ai réécris en langue berbère. Les strophes successives font des chants à rallonge qui peuvent durer longtemps, selon le moment, les personnes à qui on l'adresse, le lieu... Cela peut durer très longtemps. La langue berbère est très poétique, très belle. Les sonorités sont très précises, très éloignées de l'arabe. Souvent, on confond, mais ce sont des langues très différentes. Il y a quelque chose de très particulier, comme des hauteurs, des arrêts brusques, des jeux au niveau de la voix que permettent cette langue en terme de sonorités, que j'aime bcp.

Q: Ce sont tous des chants de femmes ?

Hamadi: Oui, des chants de femmes traditionnels chantés lors des mariages, circoncisions, naissances, etc... Pour les contes aussi, ce qui m'intéresse, c'est la parole des femmes. Il y a une part de subversion très grande, ce n'est pas réglementé, pas achevé, pas rigide, pas définitif. C'est pourquoi les chants que j'ai enregistrés, qui m'ont été transmis, sont des chants de femmes. Ces chants sont toujours poignants. J'adore les peuples qui pleurent. Et dans ces chants,c'est le peuple qui pleure … Même quand on est heureux en amour, on doit dire ça comme ça.

Q: L'aspect subversif t'intéresse ?

Hamadi: Oui, vraiment. Cette parole qui est tout le temps en décalage, à chaque fois qu'on croit qu'on la maîtriser, elle est ailleurs. Et dans mon travail de conteur, c'est ce qui m'intéresse, cette impression de se mettre en danger et mettre en danger l'auditeur. A chaque fois qu'il a l'impression d'avoir compris, on est ailleurs. Les choses ne sont jamais prémâchées, prédigérées.

Q: Cela recueille beaucoup d'écho dans la communauté marocaine d'ici, ou c'est une culture en train de disparaitre ?

Hamadi: De toutes manière, même dans leur pays d'origine, c'est en train de disparaître. Quand on sait les relations qu'ont les autorités religieuses aux Mille et Une Nuits, ou par rapport à des auteurs comme Naguib Mahfouz… c'est "ça ne fait pas partie de notre culture", ça circule sous le manteau… C'est pour ça que je disais que c'est une parole subversive. Le rapport à la litterature orale en général, au conte merveilleux et à ces chants de femmes, c'est une relation de mépris, plutôt. "La culture, ce n'est pas cela, la culture, c'est la parole divine d'abord, et puis ce qu'il y a autour" mais tout ce qui est de cet ordre là, de l'ordre de la parole quotidienne, populaire, est à rejeter. C'est pour ça que moi, ça m'intéresse; pour, au contraire, faire surgir cette parole là, qui est extraordinairemt importante aujourd'hui, dans la relation qu'on peut avoir avec un auditoire parce qu'elle renvoie à des choses essentielles, pas figées, pas définitives: "c'est comme ça et pas autrement". Non, c'est comme ça et ça peut être autrement. Plus mouvant, plus libre.

Q: Comme la langue?

Hamadi: Comme la langue exactement !


Voici les dates de ses prochains spectacles (en Belgique):

17/11/95: à l'Espace Garage de Céroux-Mousty: La Fiancée du Soleil

03/12/95: au centre culturel de St-Ghislain: La Fiancée du Soleil

14/12/95: à l'Espace Senghor: La Fiancée du Soleil

Hamadi a enregistré un CD de chants de femmes berbères, "le Fleuve au Nom de Femme" (La Papeterie - RTBF).