Jean Bernard Condat.

Au Tiko (St. Ouen):

Xavier Ess: Où sommes nous ?

Jean Bernard Condat: Nous sommes au Tiko-Tiko, qui est le bar où je rendais compte à mon "officier traitant", lorsque je travaillais pour la DST (Direction de la Sécurité du Territoire).

XS: Il y a combien de temps ?

JBC: 3-4 ans...

XS: La DST s'intéressait à vous depuis longtemps déjà...

JBC: Depuis que je suis tout petit... depuis que j'ai 16-17 ans, à cette époque, j'étais brillantissime, peut-être le suis-je moins devenu, qui sait ?

XS: Vous étiez à Lyon, comment en sont-ils arrivés à s'intéresser à vous ?

JBC: Une fois, j'ai eu le plaisir de m'intéresser au phreaking, le piratage téléphonique, et ils ont pensé qu'il y avait de quoi tirer de moi, non pas de faire mieux, mais de faire de moi le confesseur aussi bien des chefs d'entreprise que des DAO (délinquants assistés par ordinateur)...

XS: Vous travaillez pour eux discrètement...

JBC: Oui, ils venaient dans ma chambre universitaire pour que je leur donne les informations nécessaires.

XS: Plus tard, en 89, ils décident de vous mettre en avant dans les médias en créant le CCCF, qu'est-ce que c'est ?

JBC: Chaos Computer Club France. Chaos, vous savez ce que c'est, sinon vous ne feriez pas cette émission, c'est une structure dont on ne connaît pas exactement la forme; Computer veut dire informatique, ordinateur; Club, c'est un groupe de personnes dont on ne connaît pas forcément les tenants et aboutissants comme le Rotary Club, comme d'autres clubs plus ou moins secrets, les francs-maçons, par exemple; France, parce que nous opérions exclusivement de la France ou vers la France.

XS: Quel était le but de ce CCCF pour la DST ?

JBC: Le but était: primo, enjoy, c'est à dire, profiter un maximum des bonnes choses de la vie, secundo, échanger des données intéressantes relatives à la télématique, l'informatique, de ce qui se faisait dans le monde du piratage informatique; tertio, rendre compte, mais aussi expliquer aux institutionnels, aux députés, aux sénateurs non pas à notre roi, mais à notre président de la république.

XS: Vous êtes secrétaire général du CCCF et en même temps vous êtes une taupe ?

JBC: Oui, on peut dire cela comme ça, c'est déjà à la limite de ... On m'a dit pire encore, que j'étais un ripoux. Non, je ne suis pas un flic, je suis un simple citoyen qui rendais compte de ce qui se faisait en la matière, et pour dire "il est vraiment bon...". Mon but était de porter un regard et de conseiller aussi bien en matière de prévention de la délinquance, qu'en matière de "que peut-on faire de mieux pour sensibiliser les entreprises à une éventuelle agression extérieure en matière d'intelligence économique.

XS: Quand vous dites "il est vraiment bon...", vous voulez parler de l'un ou l'autre pirate qui venait dans votre club et qui était potentiellement dangereux ?

JBC: Tout à fait. Nous avions 72 membres, ce qui était le maximum autorisé, moi compris, chacun ayant une spécialité, l'ergonomie des claviers, les grands systèmes type SNCF, France Télécom, les satellites, les communications enfouies ou portables sur un individu, les gadgets comme les fausses montres, les médias.

XS: Vous avez donné des informations sur combien de personnes ?

JBC:1032.

XS: 1032 personnes qui avaient des activités extralégales ?

JBC: ... de flibusterie télématique.

XS: On est menacé quand on a donné tellement de gens ?

JBC: Le terme est faible... mais ne vous inquiétez pas, je ne vous sauterai pas dessus.

XS: De toutes façon, ce n'est pas moi que vous avez donné...

JBC: Qui sait ? Un journaliste est une bonne source d'information. Il reçoit l'information, et surtout, il aime bien... confesser ceux qu'il interroge. Je pourrais vous questionner ? Vous êtes né quand ? Vous faites quoi, outre de la télévision ? Donc, je remplis une fiche, je rédige mon compte-rendu et je le donne à une immense banque de données non pas dans l'intention de remplir des formulaires stupides mais dans l'intention de servir la cause de la 5e république.

XS: La technique était donc de vous mettre en avant dans les médias, pour ramener tous les pirates en herbe vers vous, et l'apogée se passe à Antenne 2, en direct le 17 septembre 91, avec Daniel Bilalian. Il s'agit d'une émission sur le piratage.

JBC: En effet. Bilalian avait invité un plateau de choix avec Legorju, grand chef du GIGN, avec Constantin Melnick, transfuge du KGB, avec Marion qui travaillait à la DGSE; et moi, mon seul but était de devancer Dechavanne qui était sur TF1 , et montrer qu'un petit jeune de 17 ans avec son T-shirt sur lequel apparaissait 3 fois la lettre C et une fois la lettre F, était susceptible de faire trembler beaucoup de gens et, surtout, introduire le réseau Carte Bleue, et de montrer que l'on pouvais tout savoir sur l'individu en face de moi, qui était le grand chef de notre service de contre-espionnage.

XS: Tout ça était un peu bidouillé puisque vous êtes sous haute surveillance, vous portez une oreillette avec quelqu'un de la DST qui vous dit ce que vous devez dire et ne pas dire.

JBC: Disons que j'ai été sous surveillance particulière durant les 52 mois de ma fonction de secrétaire général du CCCF jusqu'à ce que, le 6 juillet 1991, m'arrive une inculpation due à un service concurrent qui a essayé de me faire tomber en utilisant des arguments fallacieux et non liés à mon expertise.

XS: Vous êtes victime de la guerre des polices ?

JBC: Certes, mais ça fait partie du travail et je m'y attendait comme le voulait ma charge.

XS: Quel est votre sentiment quand on vous voit partout dans les médias ?

JBC: C'était la seule façon d'arriver à recueillir une confession. Un DAO a besoin de confort et de confiance dans son interlocuteur comme l'interviewé par rapport à l'interviewer. Cette confiance, on est obligé de l'entretenir, de faire petits cadeaux, d'arriver à montrer qu'il y a une chaleur qui passe...

XS: Quel est votre sentiment à ce moment là ?

JBC: Aucun, je n'avais aucun sentiment; c'est bien là, le problème. Si j'en avais eu, j'aurais arrêté dès le lendemain.

XS: Donc, vous trouviez ça génial ?

JBC: Qui ne rêve pas de travailler pour les services secrets du roi... ou de la république, en France ?

XS: Le CCCF existe pendant combien de temps ?

JBC: Il existe toujours; je n'en ai plus la charge puisque je me suis mis en disponibilité non-opérationnelle. Néanmoins, je supervise de très loin les opérations en matière de sécurité des systèmes d'informations.

XS: Aujourd'hui, vous travaillez toujours pour la DST ?

JBC: Il est impossible de ne pas travailler pour, quand vous avez rencontré pendant 52 mois un milieu aussi étrange, absurde, loufoque, manquant de moyen mais ayant une influence quasi omniprésente sur les médias, la presse, la culture, l'air qu'il fait, etc.. il vous est impossible de vous en dépêtrer et cette impossibilité fait que j'ai toujours des réactions de CR (compte-rendu), réaction de méfiance , non-chaleur...

XS: Vous disiez récemment que vous vous sentiez en danger et qu'on vous surveillait discrètement...

JBC: Oui, plusieurs fois, j'ai eu les comptes-rendus de mes conversations, aussi bien dans des lieux publics que dans des lieux privés, et ces comptes-rendus étaient rapportés soit par mes proches, soit par un environnement qui était centré sur les actions que je réalisais

XS: Qu'est-ce qui fait que vous êtes en danger, aujourd'hui ? Votre savoir ?

JBC: C'est le cas toutes les fois où on amasse une quantité d'informations dites confidentielles qui ont une limite de validité. Une information a une limite de validité et certaines informations que je possède, même après les avoir effacées mentalement et psychologiquement, n'ont aucune date de validité, c'est à dire qu'elles sont valables jusqu'à plus loin que ma mort, c'est pour cela qu'on a toujours intérêt à faire partir en vacances, c'est à dire à envoyer dans une de nos îles chaleureuses, la Réunion, la Martinique, les individus qui, comme moi, ne plaisent pas.

XS: Aujourd'hui que faites vous comme boulot ?

JBC: En ce moment, j'ai plusieurs charges, et la première, c'est d'être consultant, on dit analyste aux E-U, en matière de sécurité des systèmes d'information; la deuxième, c'est d'être expert près de la Cour, le tribunal de grande instance de Paris, c'est à dire conseiller les juges, les magistrats, non pas où se trouve la fraude, parce que c'est leur rôle de juger, mais d'expliquer clairement ce qu'il en est, aussi bien de la partie télématique que de la partie purement humaine relative à un cas de fraude.

XS: Vous avez la tentation d'utiliser votre savoir en marge de la légalité ?

JBC: Vous ne l'auriez pas vous ?

XS: Sans doute...

JBC: Moi je ne l'ai pas. Je suis un vicieux inversé, comme on dit en psychologie. Je n'ai pas le temps et secundo, il faudrait avoir une motivation. Or, si frauder c'est avoir un regard irrespectueux en regard de la technique au quotidien, j'essaie d'éviter la trop grande technique qui ne sert à rien et ensuite j'essaie d'avoir des avis à titre personnel relativement simples, et de m'extraire de cette haute technologie, et quand je suis chez moi, je préfère manger une pomme qu'aller au Fouquet's et dépenser inutilement de l'argent à profiter de la haute technologie culinaire.

XS: La motivation peut être l'argent ?

JBC: Pour quoi faire ? La DST n'en avait pas. On est payé 4,23 FF de l'heure... La motivation du pirate est d'avoir une idée de l'élitisme en matière de haute technologie. Et cette idée est la seule satisfaction et le seul gain. Il n'y a pas de gain particulièrement financier, mais un gain lié exclusivement au prestige des 3 lettres DST et de la réalisation.

XS: Vous êtes toujours en contact avec des pirates, aujourd'hui ?

JBC: A titre personnel, nullement, mais il est difficile, si je suis dans une conférence et qu'on me reconnaît, de ne pas répondre à des gens qui m'ont connu et qui ont été en relation momentanée avec moi dans le cadre de dossiers sensibles sur le plan de la télématique et de la flibusterie.

XS: Après 13 ans de bons et loyaux services, et après avoir été retourné, vous êtes considéré comme une marionnette ?

JBC: C'est une considération d'ordre purement journalistique. Il est nécessaire de continuer à valoriser ce qui a été cultivé et, comme le dit le Larousse ,"semer à tous vents". Une fois qu'on sème, on récolte; le travail réalisé pendant 13 ans est récoltable, et pour le récolter, ils continuent à médiatiser, et, tous les 4 mois, à recréer l'événement, toutes les fois que je lève le petit doigt, pour signaler, par exemple, que le cryptage est une loi qui devrait passer en France... Dès qu'il y a un événement qui est créé, ils utilisent mon ancien poste pour valoriser et pour dire attention, les pirates, les hackers existent toujours !

XS: Comment vous vous sentez ? Vous êtes considéré comme une marionnette par la DST, comme un traître par les pirates, comme un mégalomane par certaines personnes dans les médias qui ne vous aiment pas beaucoup; vous vous sentez un peu seul ?

JBC: Oui, se sentir seul est une chose. Psychologiquement, il est difficile d'avoir perdu l'ensemble de son agenda, professionnel, personnel et amis. Mais peut-être fallait-il y passer. Si je n'avais pas été à ce poste-là, d'autres y auraient été. Donc, je me dis, "ce qui est fait est fait", encore faut-il ne pas le renier non plus et se dire que cela a peut-être évité que d'autres tombent dans le même piège, et finissent par des autolyses (?) qui est le terme discret de nos amis de la DST pour qualifier un meurtre, une suppression, une pendaison ou un départ en vacance inopiné, vous voyez ce que je veux dire ...

XS: Cette médiatisation, que vous recherchez, est-elle garante de votre sécurité ?

JBC: C'est conseillé par mon assureur qui m'assure chaque abattit suffisamment pour faire tourner votre télévision pendant une journée. Il impose pratiquement une médiatisation qui est nécessaire 1/ à garantir les arriérés que je lui dois et 2/ ça l'amuse. Je ne vous cite pas les quelques lettres de son nom, mais il est tout fier de marquer dans sa brochure de bonne année que son client est Jean Bernard Condat. Ca montre qu'on s'intéresse à un sujet chaud qui passionne 400 personnes qui ne vivent que de ça: la sécurité des systèmes d'information.
Mais, que le Belge qui nous écoute, et que ce ne soit pas péjoratif dans ma bouche, ne s'inquiète pas, ils ne sont peut-être pas, une fois, assez rapide, deux fois, pour s'intéresser au piratage. Peut-être que le piratage n'est pas fait pour les Belges, c'est trop rapide, il faut aller très, très vite. Mais là, je crois que vous n'allez pas m'aimer... [en effet...]

XS: Vous êtes contraint à continuer ce jeu médiatique. Vous êtes pris à votre propre piège ?

JBC: On est obligé de continuer parce que quand vous montrez à 1 personne ce que vous savez faire, elle vous montrera forcément mieux. Avec ce mieux vous allez pouvoir en séduire une 2e et montrer que vous faites mieux que la 3e qui va vous permettre de montrer que vous faites mieux que la 4e et ainsi de suite... Dans ce jeu de camaraderie, vous arrivez un jour à tomber sur quelqu'un qui fait mieux que tous les autres. Donc, pour arriver, en flibusterie, à cumuler les savoirs nécessaires à pérenniser le système, et comme la science évolue relativement vite, aussi bien sur le plan de l'Internet que sur le plan de la sécurisation des réseaux ouverts, on va être obligé de maintenir un niveau de connaissance et je suis obligé de continuer, sinon je vais cultiver des choux dans le Larzac...

XS: Si vous avez été lâché par la DST, vous avez fait une erreur ?

JBC: Mon erreur est d'avoir fait confiance à J-L D. [il épelle et donne le numéro de téléphone] ,c'est son numéro direct au ministère de l'intérieur [nous avons vérifié, c'est exact], qui était mon officier traitant, et qui m'a à priori, traîtreusement massacré mon humble vie. Donc, je ne lui en veux simplement qu'à mort...


Chez Jean Bernard Condat, à St. Ouen

[Jean Bernard nous avais promis qu'il nous montrerait comment on s'introduit dans un réseau, mais quand nous arrivons chez lui, il n'y a qu'un petit Macintosh Classic et une console de minitel. Sa station Silicon Graphic serait en réparation... Xavier Ess lui pose quelques questions générales]

Xavier Ess: Il y a combien de pirates efficaces dans le monde ?

Jean Bernard Condat: Il y en a 200, qu'on appelle "elite hackers", le contraire étant le "lamer", qui est un très mauvais pirate.

XS: C'est pas grand chose, 200 ?

JBC: Cela suffit largement à alimenter les chroniques internationales, et arrêter l'Eurostar entre Paris et Londres, créer quelques troubles dans la climatisation d'un Concorde, ou de faire quelques pitreries susceptibles de troubler le bon fonctionnement de notre démocratie, votre royauté et bien d'autres choses encore.

XS: Combien en France ?

JBC: Vous allez être déçu: sur les 2 mains vous en aurez suffisament pour les compter. A ce jour, 6-7, peut-être.

XS: Mais ils sont très méchants, ceux-là ?

JBC: Généralement, ce sont des adolescents, qui ont toujours le même profil, boutonneux, célibataires, garçons, entre 15 et 23 ans; il n'ont qu'une période de vie, psychologiquement, bien sûr, de 8 mois. Ensuite, ils passent à autre chose, ils perdent leur acné, se fiancent, ou alors, ils stoppent leurs plaisanteries, et font autre chose, par exemple du sport, une activité qui les valorise mais qui ne les détruit pas sur le plan de leur équilibre télématique.

XS: Pourquoi les pirates ne sont-ils pas plus nombreux ?

JBC: Parce qu'il faut une certaine prédisposition. C'est, en fait, se trouver dans une certaine valorisation de son ego, liée uniquement à un outil. Ce pourrait être le sport, la musique, ou toute activité susceptible de créer une dépendance vis à vis d'un jeu ou une pratique. Là, ce sont des obnubilés de la souris, du clavier, de l'écran.

XS: Le pirate peut faire différentes choses...

JBC: Généralement le pirate peut avoir plusieurs idées; soit il a une vengeance à exercer, dans ce cas on dira que le pirate est destructeur, ce qui n'est pas le cas en France. Il faudrait être un ayatollah ou avoir une finalité religieuse, ce qui n'est pas le cas. On est beaucoup trop bien nourris, on a un niveau de vie suffisament important pour ne pas nécessiter un outil informatique pour nous permettre de vivre. Donc, on est dans le cas du pirate qui le fait ludiquement ou parce qu'il a été payé pour une mission qui lui a été assignée et qu'il considère comme une dette d'honneur. Le terrorisme pour l'instant n'existe pas. Il se peut, néanmoins qu'un terrorisme extérieur arrive en France.

XS: La mission, c'est quoi ?

JBC: C'est soit de faire de la surveillance, c'est à dire de la veille technologique, soit de créer une fausse information pour dévaloriser structure, une entreprise, un homme, un projet, une mission, soit, alors, de cacher une information qui existe afin que personne ne la trouve.

Interview réalisée à Paris en mars 1996.